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La Démocratie Présidentielle (End part) par Ismail Gulbas

Il n’est pas possible de comprendre la Turquie actuelle sans comprendre la violence originaire qui a éclaté lors de l’instauration de la République.

Le nouveau principe qui remplace celui des millets, sera donc de type excluant, alors même qu’il ne porte pas cette caractéristique dans son concept. Il suffira, pour certains, d’agiter l’épouvantail de « l’islamisme », réel ou supposé, pour provoquer des crises politiques et coups d’Etat militaires afin d’occulter ainsi les autres clivages existant au sein de la société turque. Ce même mécanisme a étouffé toute forme de développement économique et de liberté d’expression politique.

Non moins remarquablement, le « clivage Mosquée/Etat » s’installe durablement dans la vie politique turque. Ce clivage conditionne non seulement la lecture de la vie politique, mais il occulte les trois autres clivages pour une longue période. La conséquence est que la Turquie ne sera pas en mesure d’entreprendre des politiques de développement lui permettant d’assurer le bien-être des citoyens. Que ce soit lors des coups d’Etat de 1960 (qui s’est soldé par la pendaison du premier ministre de l’époque) ou ceux de 1971 et de 1980, c’est toujours ce même clivage qui déterminera la vie politique turque.

Tandis que ce clivage domine la vie politique, les autres clivages disparaissent, comme par magie, presque totalement de la scène politique. L’attention étant portée sur le clivage Mosquée/Etat, la classe sociale qui tire profit du système tant économique que politique poursuit sa domination et règlemente, en sa faveur, l’organisation sociale.

Dans ce contexte, on ne notera aucune avancée économique du pays. Le clivage possédants/travailleurs n’est pas en mesure de donner naissance à un Etat social. Il est vrai que l’ordre économique régnant favorise l’élite politique qui se constitue lors de la création de la République. Le pouvoir tant politique qu’économique reste entre les mains de cette même élite.

En ce qui concerne le clivage centre/ périphérie, il convient d’examiner la « question Kurde » à titre illustratif (sans bien entendu réduire ce clivage à cette seule question).

En effet, à la suite de la laïcisation et à l’occidentalisation du pays, la problématique des minorités religieuses et culturelles est posée. Le souhait du gouvernement kémaliste est d’avoir une Turquie « homogène ethniquement et religieusement ». Cette conception est d’ailleurs conforme à la conception théorique de l’Etat-Nation[1].

Mustafa Kemal perçoit l’addition de différentes nationalités (millet) en Turquie comme étant une faiblesse, dont pourraient se servir les Européens et en particulier les Britanniques pour diviser et détruire la Turquie. Cette explication n’est pas convaincante. En réalité, un Etat/Nation, lors de sa constitution ne peut accepter sur son territoire une autre Nation. Mustafa Kemal dira « qu’ils (les Kurdes) devront s’assimiler ou partir ».

Or les Kurdes sont musulmans, sans être sémites. Ce ne sont donc pas des populations arabes, c’est pourquoi la Turquie affirme que ce sont des populations authentiquement turques déniant par là-même leurs droits. Il n’y aura jusqu’en 2004 aucune politique visant à accorder le moindre droit à ces citoyens.

La volonté est donc de les assimiler au groupe majoritaire. Dans ce cadre d’assimilation kurde, le gouvernement de Kemal vote en 1924, une loi qui interdit l’usage de la langue kurde dans les publications écrites et dans les écoles (ce droit ne sera rétabli qu’en 2004 sous le gouvernement AKP[2]). S’ensuit une grande révolte Kurde menée par le Cheik Saïd. Les Kurdes attaquent Elazig, Mars, Bitlis et soutiennent ouvertement l’ancien régime du Sultan. Dans le même contexte, pour empêcher le rattachement de Mossoul et Kirkouk à la Turquie, le Royaume-Uni encourage les Kurdes à la révolte et leur fournit armes et subsides[3]. « Mustafa Kemal décide d’envoyer neuf divisions en Anatolie, donnant l’ordre à ses soldats de réprimer les insurgés. Il crée des tribunaux dits d’indépendance et des cours martiales emprisonnent tous les Kurdes reconnus coupables d’atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat. Quarante-six meneurs sont pendus sur la grande place de Diyarbakir. Le but du gouvernement d’Ankara est de faire d’eux des exemples et de dissuader les Kurdes d’encore recourir à la révolte. Il décide par la même occasion de supprimer les dervicheries, les sectes religieuses, les confraternités qu’il accuse de soutien envers les nationalistes kurdes. La révolte est matée mais la Turquie finit par reconnaître l’autorité de l’Irak sur Mossoul en juin 1926[4].

En 1938, il y aura d’autres répressions violentes, notamment à Dersim. Lors d’un discours tenu le 1er novembre 1936, « Mustafa Kemal reconnaît que le problème kurde est un des plus graves problèmes intérieurs de la Turquie[5]. C’est que les Etats pluriculturelles ne sont pas en mesure de s’adapter au principe de l’Etat/Nation et à l’assimilation sans résistance. C’est sans doute pour cette raison que les politiques d’assimilation doivent faire place aux politiques d’intégrations. C’est ce principe qu’a compris le gouvernement actuel et qui semblait être inimaginable avant 2002.

Le constat à propos de cette période de la jeune République saute aux yeux lorsque nous prenons en considération la caractéristique essentielle de l’organisation politique. Comme on l’a déjà mentionné, après la période du Parti-Etat qui caractérise le début de la création de la République, le multipartisme n’est véritablement introduit que lors des élections de 1950.

Le régime politique étant de type parlementaire, mis à part quelques courtes périodes de l’histoire de la République, les gouvernements successifs étaient, logiquement, le fruit d’une coalition gouvernementale.

Ce qui caractérise ces coalitions, c’est précisément l’instabilité gouvernementale et l’irresponsabilité politique. L’intérêt général théorisé par Rousseau ne sera que le compromis trouvé en intérêts corporatistes, bien loin donc de son concept.

Mais cet équilibre est précaire, il suffit que l’un des partenaires ne trouve plus son compte pour que le gouvernement tombe. Bien entendu l’échec de la coalition est toujours attribué à l’autre partenaire de la coalition. L’instabilité politique et l’irresponsabilité devient donc la règle. On dénombre 65 gouvernements de coalitions en 94 ans d’existence de la République. En moyenne les gouvernements ne durent pas plus d’un an et demi.

Dans ce contexte d’instabilité gouvernementale jalonné de coups d’Etats récurrents, il ne semblait pas possible d’entreprendre des politiques développementalistes permettant de répondre et d’apaiser les différents clivages.

Il convient cependant de nuancer cette affirmation. A partir de 2002 et ce sans discontinuité, le gouvernement AKP est au pouvoir. Il entreprendra un développement économique et social spectaculaire de la Turquie. Il serait intéressant d’analyser les politiques menées lors de cette période, notamment sur le plan économique, où le PIB est multiplié par trois, jusqu’au revenu par habitant. Cela montre qu’en période de stabilité gouvernementale et à l’abri des coups d’Etats, un développement réel est possible de même que la redistribution des richesses qui l’accompagne.

  • Le régime Présidentiel en Turquie.

Aujourd’hui, la typologie des régimes politiques permet de les classer en fonction de leur capacité à réaliser la séparation des pouvoirs, de manière à ce que le « pouvoir puisse arrêter le pouvoir » selon l’expression de Montesquieu. Ce qui nous intéresse ici, c’est la séparation des pouvoirs organisée par le régime parlementaire et le régime présidentiel.

Contrairement aux idées reçues, le régime parlementaire se réclame d’une séparation souple des pouvoirs où pouvoir législatif et pouvoir exécutif collaborent ensemble et se tiennent mutuellement en respect par des procédures de mise en cause, tandis que le régime présidentiel pousse à l’extrême la séparation des pouvoirs.

Selon M. Grawitz et J. Leca[8], le régime parlementaire est caractérisé par l’autonomie de chacun des pouvoirs qui ont chacun des missions spécifiques. En théorie, le législatif a une prééminence absolue sur les autres pouvoirs. De même qu’il existe une séparation entre l’exécutif et le législatif, il existe à l’intérieur de chacun des pouvoirs une séparation interne des fonctions.

Dans le régime parlementaire, la séparation des pouvoirs est donc, en pratique, assouplie par l’existence de mécanismes de collaboration entre l’exécutif et le législatif. Cette séparation souple des pouvoirs se caractérise par la collaboration et le dialogue existant entre les différents pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). L’idée est qu’une séparation trop stricte entre les pouvoirs peut conduire à un conflit entre l’exécutif et le législatif ainsi qu’à une paralysie des institutions. Cette idée se heurte cependant à la séparation des pouvoirs voulue par Montesquieu. Le pouvoir doit être en mesure d’arrêter le pouvoir afin d’éviter tout arbitraire dit-il. Cette critique en appelle une autre, dans le cadre de la séparation souple, à savoir la problématique de la responsabilité. Il n’est pas rare, en effet, que dans le régime parlementaire, nous soyons en présence d’un système multipartiste, comme c’est le cas en Turquie depuis 1950.

Dans ce contexte, le gouvernement (pouvoir exécutif) est, formé par une coalition. Tout échec de l’action gouvernementale est, de facto, attribué au partenaire de la coalition. La responsabilité n’est donc plus celle du gouvernement mais du partenaire de la coalition. Ceci a pour conséquence que le message envoyé par le pouvoir exécutif est brouillé aux yeux de l’électeur. Celui-ci a pourtant bien manifesté son choix en votant pour un parti politique, mais, l’échec de la coalition gouvernementale n’est porté par aucun des membres de la coalition. C’est sans aucun doute là que se trouve le talon d’Achille du régime parlementaire. Ce cas de figure s’est manifesté si souvent en Turquie, que le besoin de changer structurellement les institutions afin de répondre efficacement à ce défi de la responsabilité est aujourd’hui au centre de la modification Constitutionnelle envisagée.

Parallèlement constatons que dans les régimes parlementaires actuels, l’initiative législative provient en très grande partie du pouvoir exécutif. Pour ne prendre que l’exemple de la Belgique, les lois votées émanent à concurrence de 80% du pouvoir exécutif. Le pouvoir législatif devenant une simple chambre d’entérinement du projet de loi d’origine gouvernemental. Or cette prééminence de l’exécutif sur le législatif s’oppose, par essence, à la conception d’équilibre qui caractérise le régime parlementaire.

En revanche, le régime présidentiel est caractérisé par une séparation rigide des pouvoirs. Le président et ses « ministres » disposent pleinement du pouvoir exécutif, le Parlement disposant pleinement du pouvoir législatif. Ce régime engage donc la responsabilité totale de l’exécutif. En principe, un organe ne peut jamais interférer dans l’exercice des fonctions dévolues à l’autre, de plus, il n’existe pas de rapports hiérarchiques entre ces deux pouvoirs. L’une des critiques couramment adressées à ce type de régime est la « personnalisation de la fonction » (par le biais de l’élection au suffrage universel), qui confère de facto une prépondérance au chef de l’Etat.

C’est notamment le risque que pointe Arthur Schlesinger [7] dans le livre qu’il consacre à ce sujet. Ce risque de « présidence impériale » se trouve cependant écarté par une disposition totalement novatrice dans le cadre d’un régime présidentiel en Turquie.

Il s’agit du droit de dissolution mutuel que le nouveau projet de Constitution énonce. Ce droit de dissolution mutuel est une avancée démocratique sans précédent. Pour la première fois dans l’histoire des doctrines politiques, le régime présidentiel trouve une limitation autre que celle de sa propre responsabilité.

A tout moment, le législatif, sentant à raison ou à tort, une dérive autoritaire de l’action de l’exécutif peut le sanctionner, même si, ce faisant, il prononce également sa propre autodissolution. Mais cette idée a l’avantage inestimable d’obliger les deux pouvoirs à répondre simultanément devant l’électeur de la responsabilité de leurs actes. C’est là un approfondissement indéniable de la démocratie et conforme aux souhaits de Montesquieu.

Ce régime présidentiel, ainsi envisagé dans le projet de référendum, aura sans doute l’avantage de répondre efficacement au défi de la responsabilité de l’action gouvernementale. L’échec pouvant être clairement attribué au pouvoir exécutif, on ne voit pas trop comment son irresponsabilité pourrait être invoquée. Le citoyen sanctionnant in fine l’action menée, il est en mesure, ce faisant, de répondre par son choix à l’axiome fondamental de la démocratie qui est le droit de vote libre.

Voici le lien du texte complet :

  La Démocratie Présidentielle en Turquie. 28-03-2017                                                                     

   Ismail GULBAS. 

   Louvain-la-Neuve, mars 2017.

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[1] Voir notamment ; Ernest Gellner. Nations et nationalisme. Paris. Payot. 1989.

[2] AKP, Adalet ve Kalkinma Partisi (parti de la justice et du développement au pouvoir depuis 2002).

[3] La similitude avec la situation actuelle ne peut qu’être constatée.

[4] Georges Daniel, Chronique de l’Histoire : Atatürk, Chronique, 1998. p. 23

[5] Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient, Armand Colin, p. 112.

[6] M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, t. 2, p. 9

[7] Arthur Schlesinger, La présidence impériale, PUF, 1977.

[8] M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, t. 2, p. 9