La Démocratie Présidentielle par Ismail Gulbas
En tant rédacteur en chef de LaManchette.be, je reçois un mail d’un ami très proche qui a réalisé une analyse surprenante sur la présidence de manière générale.
Mon ami Ismail Gulbas, docteur en philosophie de l’UCL où il adresse des cours de temps à autres, a développé une théorie qui mérite d’être lue et relue. Le seul couac est que cet essai est trop long pour en faire un article. C’est la raison pour laquelle, de commun accord, nous avons décidé de scinder le texte en 3 parties.
Donc, une mise en suspens sera d’application pour se concentrer sur un tout.
Par ailleurs, il y a évidemment quelques liens à faire avec l’actualité du moment en termes de référendum.
En effet, la Turquie va bientôt devoir répondre à la question fatidique du « Oui » ou « Non » de la présidence en Turquie. Pendant qu’en Europe, les urnes ont déjà accueilli un certain nombre d’électeurs ayant la double nationalité. Ainsi, à l’heure où le parquet des différents consulats turcs d’Europe résonne au son des pas de citoyens aussi turcs, la Turquie sera bientôt amenée aussi à répondre à cette question.
Merci Dr Ismail !
Erkan Ozdemir / La Manchette
La démocratie et le régime présidentiel en Turquie.
Dans le contexte actuel où le passage à un régime présidentiel en Turquie suscite les réactions les plus vives et des prises de position très tranchées, il a nous semblé utile de contribuer à la clarification d’un débat qui relève davantage de l’émotionnel que du conceptuel. Fondé sur l’analyse et composé de deux parties interdépendantes, le texte qui suit vise avant tout à susciter chez le lecteur un travail critique et la réflexion plutôt qu’à attiser les passions. Plaçons-nous donc d’emblée sous « le règne de la critique » comme le suggère le titre d’un livre de R. Koselleck.
- Présupposés théoriques modernes de la démocratie.
Les premières théories de la démocratie font leur apparition en Europe dans le contexte des monarchies absolues.
- La représentation
La représentation est l’idée selon laquelle les gouvernants, mandatés par les gouvernés, doivent agir en lieu et place de ces derniers. Tel est l’axiome fondamental de la démocratie, ainsi appelée « démocratie représentative ».
L’idée de représentation, jugée si « moderne » par Rousseau dans son « Contrat social, à tel point que le mot de représentation était inconnu dans les gouvernements anciens, demande à être précisé et nuancé. En effet, la pensée politique du XVIIe siècle, comme le souligne Hobbes, « a transporté dans le droit public une technique de droit privé qui avait cours dans le droit romain ».
Ainsi, la représentation reprend le modèle du « mandat » déjà reconnu dans le droit féodal, c’est-à-dire que la représentation (l’élu) est lié à instruction des représentés (les électeurs) dont elle ne peut s’écarter. En d’autres termes, le mandataire s’engage à accomplir l’acte que le mandant l’a chargé d’exécuter.
En vertu de ce mandat, qualifié « d’impératif », où la vie politique est pensée comme le prolongement de la vie domestique ; le représentant doit respecter la promesse faite à ceux dont il est le porte-parole et à qui il rend compte. Rousseau semble pressentir que, dans les temps « modernes », l’idée de représentation, en obéissant à une autre logique que celle du « mandat impératif », devient le lieu d’une transformation sémantique.
Selon ce nouveau modèle de mandat, signe de la maturation de la notion de démocratie comme idéal sociopolitique, la représentation n’est plus, au niveau de l’Etat, un mandat individuel, confié par chaque électeur à un ou plusieurs élus. Il s’agit plutôt d’un mandat collectif donné par le corps du peuple à l’ensemble des élus qui le représentent. Dans ces conditions, la démocratie représentative implique la subordination des représentants-gouvernants à la « volonté générale » du peuple en corps, comme si chacun d’eux représentait non pas ses électeurs en particulier mais la « nation tout entière ».Toutefois, lorsqu’il condamne la représentation, arguant que la souveraineté ne peut être ni divisée ni aliénée, Rousseau ne conçoit pas encore clairement le futur « mandant représentatif ».
Cette clarification revient à Thomas Hobbes. En effet, contrairement à ce qui fut soutenu, l’auteur du Léviathan, n’est pas l’avocat obstiné d’un monarchisme absolu enraciné dans le seul arbitre du Prince. Le pouvoir souverain, explique Hobbes dans le chapitre XVI de son « Léviathan », est faible s’il ne représente pas le peuple comme « corps politique ». « C’est dans cette représentation qu’il trouve son assise et c’est d’elle qu’il tire sa force : « Chacun donne à celui qui les représente toute l’autorité qui dépend de lui en particulier »
Le corps du peuple a délégué son pouvoir au Léviathan (l’Etat), lui donnant ainsi permission de légiférer, de décider et d’agir. La personne publique qu’est l’Etat est donc représentative de tous ceux qui lui ont transféré ce pouvoir (la multitude, le citoyen assemblé ainsi par le contrat). Par conséquent, selon Hobbes, le pouvoir politique, la représentation, engage non pas la responsabilité de mandataire (le Léviathan), mais celle du mandant (le peuple) ; elle est engagée aux termes mêmes et dans l’exacte mesure fixée par le mandant qui lui confère le droit (c’est-à-dire le pouvoir, toujours selon Hobbes) de légiférer et d’agir. La théorie de Hobbes, en faisant logiquement de la représentation le corollaire du contrat, éclaire, par sa forme médiatrice, la fonction « Instituante » du peuple et ouvre la voie à ce qui deviendra la doctrine de la souveraineté nationale.
Par la voix de ses représentants, le peuple rassemblé en corps participe à la législation ; il coopère à la prise des décisions politiques.
Par la logique qui sous-tend le concept de mandat représentatif, Hobbes efface l’idée féodale de la représentation fondée sur le mandat impératif et met ainsi en lumière l’existence d’une démocratie primordiale au sein de tout Etat. Cependant, s’il ne pose pas encore le principe fondateur des régimes démocratiques à venir, Hobbes prépare le postulat fondamental du droit public dans les régimes démocratiques modernes : l’identité juridique entre le peuple-nation et ses représentants.
Il a pressenti que la légitimité des gouvernants ne devait se chercher que dans l’accord et l’assentiment du peuple. Il a compris le rôle que les élections auraient à jouer comme paramètres indispensables dans la politique future des Etats et la logique de la démocratie. L’idée que le gouvernement devait se fonder sur le consentement du peuple au pouvoir, sera reprise par John Locke dans ses deux « Traités de gouvernements civils ».
Selon Locke, « la société civile ne trouve sa vérité que dans la volonté du corps politique ». « Quand cette volonté du corps politique n’est pas respectée, le gouvernement verse dans l’arbitraire, s’englue dans un état de nature dont la précarité est aux antipodes des exigences d’une société civile ».
La confiance que, par leur consentement, les citoyens accordent au pouvoir, à l’autorité législatrice, signifie que celle-ci est la seule compétente pour déterminer l’ordre juridique, à savoir un ordre qui, par son dispositif, assure la protection et la sécurité aux membres du corps public. La confiance dans le pouvoir implique donc que le gouvernement est responsable devant le peuple et soumis au contrôle du peuple. Par le consentement et la confiance qu’il place dans le pouvoir, le peuple se trouve ainsi investi d’une fonction constituante.
Locke est un penseur engagé qui présuppose que le pouvoir trouve sa source, non plus dans une vision hiérarchique du monde servant de substrat à l’idée de domination absolue, mais dans une conception égalitaire de la condition des hommes.
Le peuple est donc détenteur des pouvoirs de faire les lois, de les faire exécuter et de juger de leur application. A cette différence près que le peuple n’exerce pas directement ces pouvoirs puisque, par son consentement, il les a confiés aux « corps » qui légifèrent, qui exécutent et qui jugent.
- La séparation des pouvoirs
Lorsque dans « L’esprit des Lois », Montesquieu, en s’inspirant du modèle anglais, opère une séparation des pouvoirs, il n’a nullement l’objectif de formuler le discours fondateur de la démocratie ; il n’a d’ailleurs jamais songé à faire, au cœur de sa typologie des gouvernements, l’apologie de ce régime et il n’a jamais caché sa préférence pour l’aristocratie. Pourtant, la doctrine juridique empruntera à sa théorie des éléments conceptuels qui, arrachés il est vrai, de leur contexte originel, trouvent encore place, même aujourd’hui, dans les catégories constitutionnelles fondamentales du régime démocratique. Ces catégories sont, pour Montesquieu, l’équilibre des pouvoirs et le pluralisme des partis. S’interrogeant sur la nature et le principe des trois types de gouvernements qu’il a distingués, Montesquieu établi la vertu comme principe de la démocratie dans le gouvernement républicain.
Selon lui, il est dans la nature de la démocratie que le peuple en corps y exerce la souveraine puissance. C’est de cette nature que découlent les premières lois fondamentales du régime, à savoir les lois qui établissent le suffrage.
Mais il importe que, par-delà sa nature, la structure de la démocratie, soit mue par un principe reposant sur le sentiment et les passions qui conduisent la conscience du peuple. Ce principe est celui de la vertu, c’est-à-dire l’amour de la République ou de la chose publique. Ce sentiment, que tous, du plus grand nombre au plus humble, peuvent éprouver, veut que l’on accorde plus d’importance à l’intérêt général qu’aux désirs particuliers. Nécessaire à la qualité des mœurs, la vertu se définit comme l’amour de la patrie et de l’égalité.
Dans la démocratie, précise Montesquieu, rejoignant ainsi Machiavel, la vertu n’est ni la vertu morale ni la vertu chrétienne, mais la vertu civique.
Elle réside essentiellement dans le civisme, c’est-à-dire dans le sens de la citoyenneté qui coïncide avec le sens de la responsabilité. Que le civisme s’effrite, et la démocratie entre en déliquescence. La vertu démocratique consiste donc à résister, aux tentations de la corruption et aux assauts des factions qui sont historiquement les forces destructrices de la politique.
Cependant, Montesquieu ne présente pas l’équilibre constitutionnel des pouvoirs comme le principe décisif de démocratie, mais comme la condition sine qua non d’une politique de liberté.
C’est la raison pour laquelle un régime démocratique qui ne respecterait pas la division et l’équilibre des pouvoirs basculerait dans une monarchie lourde de dangers et non moins redoutable que les vices de l’autocratie despotique.
Comme l’explique Montesquieu, la distinction entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, nécessaire à leur collaboration équilibrée fait obstacle à l’autoritarisme qui, par son inévitable arbitraire, quelque forme qu’il prenne – celui de la masse ou celui d’un chef – porte toujours atteinte à la liberté.
Même si l’intention de Montesquieu n’était pas, en l’occurrence, d’élaborer la structure constitutionnelle du régime démocratique, sa théorie de la division du pouvoir et de la distinction de ses organes institutionnels (que l’on a appelé la théorie de la séparation des pouvoirs) a pu servir de schème juridique exemplaire aux doctrines de la démocratie représentative.
Elle permet en effet d’attirer l’attention sur une remarque particulièrement profonde selon laquelle la démocratie n’est pas, par nature, c’est-à-dire en elle-même et pour elle-même, un régime de liberté. Autrement dit, même dans une démocratie, la liberté du peuple est à construire juridiquement : elle requiert le morcellement de la puissance publique et, corrélativement, la distribution des prérogatives gouvernementales à des organes distincts.
Ce schéma constitutionnel, selon lequel, le pouvoir arrête le pouvoir, a pour conséquence le contrôle mutuel et réciproque des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Cette autolimitation est le propre d’un gouvernement modéré, le seul qui puisse mettre en œuvre une politique tendant vers la liberté.
Le pluralisme des partis est aussi, selon Montesquieu, « ce qui permet, en tenant compte de la diversité des opinions et des tendances, de limiter l’autorité du pouvoir ».
Ismail Gulbas / La Manchette
A suivre …