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La Démocratie Présidentielle (part 2) par Ismail Gulbas

Grâce à la pluralité des idées qu’ils représentent et expriment au sein du peuple, les partis font que les lois s’alignent sur les mœurs et les manières dont l’ensemble forme l’esprit général d’une nation. «  Pour qu’un peuple puisse jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu’il pense »[1].

Il est possible que Montesquieu ait songé, en écrivant ces paroles, à la liberté de la presse dont on commençait à se soucier en son temps ; mais il pense surtout qu’il est bon que les citoyens puissent s’exprimer par la voix du parti qu’ils ont choisi.

Dans cette continuité de pensée, Rousseau concentre son attention sur la forme démocratique mais exprime également les premières limites de la démocratie représentative. Pour Rousseau, la souveraineté du peuple n’est pas le seul critère de la démocratie. C’est la « société civile » le corps politique jadis appelé « Cité » et maintenant République[2], qui caractérise, quelle que soit la forme de gouvernement qu’elle se donne, la souveraineté du peuple en corps.

« La démocratie est un régime de gouvernement : celui où le corps des magistrats qui a la charge d’exercer légitimement la puissance exécutive est le plus nombreux »[3].

A partir d’une réflexion sociopolitique, au chapitre du Contrat Social qu’il consacre à la démocratie, Rousseau tire une leçon de droit constitutionnel. « Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute »[4].

 1.3 La Turquie est-elle une démocratie ?

 Comme nous pouvons le constater chez les auteurs que nous venons de parcourir brièvement, le concept moderne de la démocratie se base, à l’origine, sur deux axiomes fondateurs : la représentation politique via des élections libres et la séparation des pouvoirs.

Plus tard, ce corpus originaire, composé des véritables axiomes fondateurs de la démocratie, sera progressivement complété par une série de concepts plus précis qui affineront le sens et la portée de la démocratie. Citons-les, il s’agit de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir du pouvoir temporel, le respect de l’Etat de droit, le passage de l’Etat de droit à l’Etat social, la prise en compte des Droits de l’homme (première et deuxième génération), le référendum d’initiative populaire et, enfin, les tentatives, parfois réussies de l’instauration d’une démocratie participative ou délibérative comme alternative à la démocratie représentative[5]

Nous pouvons également constater que ces deux axiomes, de même que les évolutions historiques qu’ils ont connues, font partie intégrante de la vie politique et la Constitution actuelle de la Turquie. Ce simple constat permet de couper court à toute critique visant à faire de la Turquie actuelle une dictature. Il est vrai, cependant, que pendant les premières années de la République turque (1923-1950), la représentation politique était réduite puisqu’il n’existait qu’un seul parti politique, le CHP[6]. Cette période peut être représentée sous la forme d’un Parti-Etat.

La compréhension de cette période douloureuse dans la démocratie turque permettrait sans doute de mieux distinguer la plupart des clivages[7] politiques actuels et, probablement, d’y apporter des réponses consensuelles.

Enfin, constatons que la notion ou le concept de « laïcité » ne figure pas parmi les axiomes fondateurs de la démocratie. La laïcité, telle qu’elle apparaît en France au sortir de la guerre de 30 ans se fondait sur deux principes : le droit de chaque citoyen de pratiquer sa religion, droit garanti par l’Etat, et l’équidistance de l’Etat par rapport aux différents cultes. Il s’agit bien d’accorder un droit au citoyen et de le garantir.

A ce stade, Il convient également de remarquer, que la séparation de l’Eglise et de l’Etat, bien que plus tardive, fera partie intégrante de la définition du concept de laïcité.

C’est ce même concept de laïcité qui sera mis en œuvre dans la nouvelle République Turque (1923-1950).

1.4 La laïcité en Turquie

Fort de ces constats à ce stade de l’analyse, il serait utile d’examiner ce concept pour la suite.

En effet, un concept de laïcité similaire à celui énoncé plus haut existait dans l’Empire Ottoman, précisément sous l’appellation de système des « millet ».

Le système des « millet » était composé de communautés reconnues comme telles et dotées chacune d’un dirigeant interlocuteur unique. Le Sultan ayant rang de Calife pour tous les musulmans, ceux-ci ne formaient qu’un seul millet, qu’ils fussent Turcs, Kurdes, Lazes, Géorgiens ou Arabes. Le « Hakham Bashi » pour les Juifs, le Patriarche pour les Chrétiens orthodoxes, Catholicos pour les Arméniens, Evêques pour les églises rattachées à Rome. Les millets possédaient des tribunaux séparés en matière de statut personnel, et jouissaient d’une autonomie par rapport aux autorités ottomanes.

Outre la garantie de la paix sociale et le respect de toutes les religions, ce système permettait une certaine mobilité sociale. Des non-musulmans ont exercé des hautes responsabilités au sein de l’Empire Ottoman. L’existence des millets n’impliquait pas une exclusion des sphères du pouvoir séculier.

Ce système s’inspire en partie du droit islamique notamment des notions de « Dar-al-Islam » (maison de la soumission à Dieu », de « Dar-al-Ahd (maison de la trêve, des vassaux et des alliés avec lesquels les musulmans sont en paix), et enfin, de « Dar-al-harb (maison de la guerre ou monde ennemi avec lequel les musulmans sont en conflit). Les millets non-musulmans s’intègrent dans le Dar-al-Ahd (les gens du livre)[8]. Le premier millet, Rum milleti, est reconnu dès la prise de Constantinople (1453), et concerne l’Eglise Orthodoxe. Le second à être reconnu, au moment de la prise de Trébizonde (1461), est le millet arménien (millet-i sadika « millet fidèle »), dont la juridiction concernait tous les Chrétiens d’Orient (Assyriens, Coptes, Syriaques, Catholiques et même Bogomiles). Le troisième est le millet juif, dès la fin du XVe siècle.

Ce système, outre le fait qu’il s’inspire du droit islamique, dérive tout autant d’un « ethos » que décrit Jean-Paul Roux[9] à propos de la tolérance religieuse dans les empires turco-mongols.

« La tolérance des peuples turcs et mongols, musulmans ou non, a été souvent signalée. (…). Fondée sur l’idée que toute religion est un véhicule efficace entre la divinité et les hommes, cette tolérance s’est manifestée par des mesures et des attitudes constantes. Liberté de culte et d’apostolat ; structuration des églises ; organisation de colloques ; respect, mais non crainte des prêtres, devins, astrologues et privilèges qui leur sont accordés »[10] . Cette tolérance « est signalée, ici et là, abondamment par les historiens modernes qui, les uns comme les autres, y voient un phénomène spécifique et sans équivalent connu ailleurs. (…).

Elle est bien donnée comme exemplaire et unique chez les Khazars, chez les Seldjoukides, dans l’Empire de Gengiz Khan, dans la Horde d’Or, chez les Ottomans, au moins au temps de Mehmet II, chez les Grands Moghols des Indes : ce qui fait déjà un nombre impressionnant de cas « exemplaires » et « uniques ». (…). Le meilleur spécialiste des Seldjoukides d’Anatolie, Claude Cahen, dit qu’elle est chez eux supérieure à tout ce qu’on peut voir ailleurs. Ramsay affirme que les chrétiens d’Anatolie vécurent plus heureux sous leur administration que sous celle des Byzantins et qu’ils n’y connurent aucune persécution religieuse. Parmi les auteurs qui écrivent au temps de l’hégémonie mongole et la reconnaissent sans prendre pleinement conscience de ce qu’elle représente, Marco Polo est l’un des plus précis. Il dit : « Les Tartares n’ont souci de savoir quel dieu est adoré dans leur territoire. Si seulement tous sont fidèles. De votre âme vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. Par ailleurs, pour Gibbon, au moins, évoquant la parfaite tolérance, avoue son étonnement et son approbation. Pour Berthold Spuler, c’est sous la Horde d’Or (1243-1502) en particulier que la tolérance religieuse était la plus largement appliquée, n’ayant jamais subi de violation de la part des souverains.

Ce point de vue est partagé par les Russes eux-mêmes, à en juger des avis provenant tant sous l’Ancien Régime que pendant la période socialiste. Sous sa domination, les Russes ont gardé leurs anciennes lois, leurs mœurs, coutumes, vêtements, la langue, … y compris les noms de personnes et de pays qui ne sont nullement modifiées.

Babinger, reconnaît qu’elle est exceptionnelle au XVe siècle chez Mehmet II. Quant aux historiens des Grands Moghols, ils démontrent sans peine que la palme en la matière revient à Akbar. Signalons que cette même influence rejaillit sur les successeurs Djahangir et Chah Djahan.

Outre ces cas de tolérance religieuse sous les grands empires Turco-Mongols, d’autres exemples peuvent encore être relevés là où on les attend le moins, comme sous Tamerlan, restaurateur du « yasak » (loi gengiskhanide) dans la mesure où il « reconnaît à chacun la liberté de conscience ».

L’unanimité semble donc acquise. Chacun vote pour ce qu’il connait et il ne reste plus qu’à rassembler les bulletins, ce que l’on n’avait pas encore songé à faire. Mais comme chacun, ou presque, voit en la tolérance une anomalie, il cherche à l’expliquer par des motifs qui ne sont qu’en faible partie recevables.

Pour les indianistes, les Grands Moghols musulmans sont influencés par la civilisation indienne. Pour certains islamologues, les Seldjoukides ou les Ottomans appliquent seulement d’une manière plus libéralement le pacte de Mahomet avec les gens du livre.

Mais, chez les Turcs, la tolérance a un tout autre accent et s’appuie sur des faits bien différents. Enfin pour d’autres, elle découle d’un milieu spécifique, des mariages mixtes, de l’influence exercée par la famille des princes, en particulier par leur mère[11] ».

Quelle que soit l’explication retenue à propos de la tolérance religieuse, l’important est de constater son existence et son opérationnalité. La tolérance religieuse fait partie de l’éthique sociale et respectée en tant que telle.

Ici, le lecteur pourrait se demander pourquoi nous avons explicité ce type d’organisation politique basé sur une éthique de la tolérance en vigueur sous l’Empire Ottoman.

Ce concept nous intéresse à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il prend en considération les différences religieuses existantes dans l’Empire et organise un système de paix sociale suffisamment efficace. Et ensuite, parce que la tolérance religieuse et culturelle y est non seulement reconnue, mais aussi protégée.

Il en va différemment de la jeune République (1923-1950), qui se réclamera de la laïcité, pour importer ce concept qui, non seulement remplace le système de millet (lequel pourrait être devenu obsolète entre temps), mais aussi pour infliger une violence dirigée exclusivement contre les musulmans vivant dans l’Empire.

Une telle violence ne pouvait être infligée à partir du concept de millet dont le citoyen connaissait la signification ; il suffisait, par conséquent, d’invoquer la « modernité » et son prétendu corollaire qu’est le principe de laïcité pour la justifier.

Mais, comme on l’a déjà dit, la laïcité « à la française » ne permet pas, elle non plus, d’infliger une telle violence au nom de son principe : en effet il serait paradoxal qu’un principe qui proclame la liberté, en l’occurrence la liberté de culte, puisse être l’instrument d’une violence contre une religion.

Pourtant, le Califat est aboli, en 1924, sans que cette abolition ne soit suivie de l’abolition de la représentation des autres cultes. L’on peut en conclure que cette forme de « laïcité » s’est montrée violente uniquement envers l’islam.

La laïcité est invoquée par la jeune République comme seul moyen de moderniser le pays et de le sortir de l’archaïsme de ses structures.

Curieux destin de ce concept qui, alors même qu’il proclame la tolérance religieuse et le respect de la diversité, deviendra l’instrument d’une répression féroce envers les musulmans.

Comprenons-nous bien, loin de vouloir s’opposer à ce principe, il serait utile de savoir comment il a pu servir d’instrument de « modernisation » violente.

En effet, au nom de ce principe, des tribunaux spéciaux ont été crées impliquant la sentence de la pendaison.

Limitions-nous au seul exemple du « Sapka kanunu » (loi interdisant le port du turban ou du fez) ayant entrainé des peines, non pas d’amendes ou de prison, mais de pendaison pour des dizaines de milliers de personnes.

La fermeture des écoles coraniques a aussi entrainé une répression violente à toute forme de résistance.

L’interdiction du port du voile pour les femmes dans l’administration et à l’université a privé plusieurs générations de jeunes femmes musulmanes de l’accès à l’enseignement universitaire.

Il n’était pas possible de vivre pleinement sa foi, dans la Turquie de l’époque, le musulman étant devenu le suspect par excellence de la jeune République.

Ismail Gulbas / La Manchette

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[1] Ibid., p. 577.

[2] Rousseau, Le contrat Social, I, VI, p. 361-362.

[3] Ibid, III, III, p. 403.

[4] Ibid, III, IV, p. 404.

[5] A ce sujet, le lecteur consultera notamment P. Rosanvallon. La crise de l’Etat-Providence. Le Seuil. 1981. J. Habermas : Droit et démocratie : entre faits et normes. Gallimard 1997 de même que Raison et légitimité. Payot 1978. Enfin, Bernard Bourgeois : Philosophie et droits de l’homme. De Kant à Marx. PUF. 1990.

[6] Cumhuriyet Halk Partisi. Parti Républicain du Peuple. Fondé par Mustafa Kemal en 1923.

[7] D.L. Seiler, Partis et familles politiques. Paris. PUF. p. 127. D.L Seiler, reprenant la typologie des clivages politique de Lipset et Rokkan établit qu’il existe essentiellement quatre grands types de clivages. Le conflit « Philosophique » entraînant le clivage « Eglise/Etat ». Le conflit Etat/Nation entrainant le clivage « Centre/ Périphérie », le conflit « Capital/Travail » entrainant le clivage « Possédants/Travailleurs », enfin le conflit entre les « Secteurs Primaire/Secondaire » entrainant le clivage « Rural/Urbain ». Nous n’examinerons pas, dans ce texte, cette dernière forme du clivage politique.

[8] Les théologiens islamiques citent le Coran (verste 2 : 256) « Il n’y a pas de contrainte en religion » pour soutenir que l’Islam accorde la liberté religieuse. Les gens du Livre, désignent les deux premières religions monothéistes. Mohamed Arkoun considère que l’Islam est la première religion à avoir adopté des lois garantissant la liberté de culte pour plusieurs religions et ce dès les débuts de l’Islam. L’humanisme arabe au Xe siècle. Vrin. 1982.

[9] Jean-Paul Roux. La tolérance religieuse dans les empires turco-mongols. Persée, Revue de l’histoire des religions. 1986. Vol 203. pp. 131-168.

[10] Ibid. P. 131.

[11] Jean-Paul Roux. Ibid. pp. 133 et suivantes.